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La chronique d'Eric Fottorino
Notre histoire
LE MONDE | 16.07.04 | 12h25

Les télévisions montraient hier soir Marie L., devenue entre-temps Marie Leblanc, sortant du tribunal la tête enfouie sous un vêtement, au bras de son frère, qui espérait d'elle un geste : des excuses au président, à la France.

Le cas de la jeune femme mythomane, si préoccupant soit-il, nous importe moins désormais que les dégâts causés par l'"affaire" et par les vérités qu'elle a cristallisées, comme si Marie L.  avait réussi cette prouesse, si l'on peut parler ainsi, de faire un faux et usage de faux avec du vrai et rien que du vrai.

Reprenons le fil, c'est-à-dire le climat de la France de 2004, notre France qui s'obstine à ne pas vouloir, à ne pas savoir être leur France, à tous ces jeunes Maghrébins et Africains issus de l'immigration. C'est en effet quatre Maghrébins et deux Africains que, dans son récit initial à la police, Marie Leblanc avait accusés.

Pour que son récit passe le "mur du son", et Dieu sait s'il l'a franchi à la vitesse de l'éclair, par police, gouvernement et médias interposés, il a fallu que son auteur agite des symboles imparables.

Au lendemain des propos solennels de Jacques Chirac au Chambon-sur-Lignon condamnant les actes antisémites, les croix gammées tracées par la jeune femme sur son ventre rappelaient à l'évidence ces 127 tombes profanées dans un cimetière juif du Bas-Rhin quelques semaines plus tôt.

Et comme un seul homme, nous tous, gouvernement et journaux, mais aussi le grand public, avons admis que cette histoire était possible, plausible. Qu'elle ressemblait à la France d'aujourd'hui. Que cette histoire était notre histoire.

Le mal est fait. Bien, trop bien fait. On entend déjà ceux qui disent : l'antisémitisme en France ? Mais de quoi parlez-vous ? Ce sont les chiffres qui parlent pourtant, et, derrière ces chiffres, des souffrances réelles, des peurs, des angoisses, des coups.

Inconsciemment – on ne saurait la tenir pour consciente, bien que le tribunal correctionnel de Cergy-Pontoise l'ait jugée responsable –, en criant au loup, Marie Leblanc a porté tort à la dénonciation future des actes antisémites.

Et ce n'est pas tout. Si l'effet est terrible pour les juifs, il l'est aussi pour les Maghrébins et les Africains qui vivent paisiblement en France, pour leurs enfants souvent laissés sur le bord de la route par les dirigeants politiques.

Nous avons écrit sous le titre "Les risques du métier" (Le Monde du 15 juillet) quelle était notre responsabilité dans la propagation d'une information que les sources officielles persistaient encore lundi matin à nous donner pour vraie. Mais s'il est des excuses à présenter, c'est aux Maghrébins et aux Africains jetés dans ce scénario-catastrophe sur la seule foi du témoignage au final délirant de Marie Leblanc.

Choqué par notre couverture de  l'"affaire", un lecteur depuis cinquante ans, Georges Bardawil, dit garder pour Le Monde "quelque tendresse depuis qu'il publiait en 1954 des lettres d'appelés luttant contre la guerre d'Algérie". Notre histoire parle pour nous.

D'avoir entraîné indistinctement quatre Maghrébins imaginaires et deux Africains tout aussi fictifs dans ce cauchemar nous peine autant que d'avoir discrédité malgré nous la lutte indispensable contre l'antisémitisme bien réel présent dans notre pays.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 17.07.04